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PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann
et donc toute l’œuvre qui va suivre. Il est seul à interagir avec So-
crate, mais Socrate s’adresse aussi à Kritoboulos. Il y a une sorte
d’échelle des risques. Xénophon en est au stade la vision, Krito-
boulos à celui de la morsure. Le premier doit s’enfuir immédiate-
ment, le second guérir par un éloignement d’un an. Dans Der Tod
in Venedig, Aschenbach croit prendre le rôle de Socrate, et donner
à Jaschu celui de Kritoboulos. Le «beau jeune homme» (le fils d’Al-
cibiade chez Xénophon, Tadziu chez Mann) reste, dans les deux
textes, hors conversation. Mais les trois personnages des Mémora-
bles, Kritoboulos, Xénophon et Socrate, sont réduits à deux:
Aschenbach et Jaschu, et le dialogue est cette fois fictif. Aschen-
bach ne s’adresse en fait qu’à lui-même, dans une sorte de plaisan-
terie à usage personnel, que seul le lecteur de la nouvelle peut
comprendre et interpréter. Aschenbach n’est donc pas du tout dans
la situation de Socrate, faisant publiquement la leçon à Xénophon
et à Kritoboulos à la fois. Le conseil adressé par Socrate à Xéno-
phon («À chaque fois que tu vois un beau garçon, je te conseille
de t’enfuir en courant») n’a pas lieu d’être repris, puisque le per-
sonnage de Xénophon n’a pas de correspondant chez Thomas
Mann. Mais Aschenbach est de facto, dans le récit, en contemplation
devant Tadzio, et bien loin de s’enfuir. Aschenbach est à la fois
celui qu’il croit être, un autre Socrate, et un autre Xénophon, en
admiration lui aussi devant le beau jeune homme. S’il était
conscient du risque, il devrait se remémorer le premier conseil de
Socrate, et non pas simplement le second: il voit un beau garçon,
il doit s’enfuir immédiatement, quitter Venise. Mais ce n’est pas ce
qu’il fait. Aschenbach est donc décrit au premier stade de l’échelle
des risques. Il cherchera certes à quitter l’hôtel et la ville, mais ce
sera finalement trop tard. La citation que lui prête Thomas Mann
apparaît comme une sorte de réflexe presque inconscient, et
l’omission de la première partie du texte de Xénophon (ce qui
concerne Xénophon lui-même) elle aussi relève de l’inconscient.
L’homme vieillissant est donc peint comme mordu au cœur au mo-
ment où il croît reconnaître en autrui la morsure: il a vu, et cela
suffit pour entrer dans la folie amoureuse. Le conseil d’ascétisme
donné à Jaschu / Kritoboulos, qu’Aschenbach devrait en réalité
s’adresser à lui-même, trahit déjà, par cette méconnaissance même,
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