Page 62 - Costellazioni 6
P. 62
PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann
plein d’inspiration est dit inspiré, que ce qui est plein de sagesse est
dit sage, de même une telle agitation de l’âme est appelée enthou-
siasme, à cause de la participation et de l’association d’une puissance
de nature divine» (758 E et la suite). À partir de là, Thomas Mann
forge, non sans un effet d’ironie, un nouveau substantif définissant
Aschenbach amoureux et susceptible de jouer sur ce sens étymolo-
gique: «So dachte der Enthusiasmierte» (p. 51 Reed). Aschenbach est
habité par le dieu. Il note ensuite (Arbeitsnotiz 11) les développements
que Plutarque emprunte à la tradition des poèmes d’amour sur le ca-
ractère irrésistible de la folie amoureuse (759 b). Le fameux paraklau-
sithyron — que Thomas Mann n’appelle pas ainsi — se retrouve dans
sa nouvelle («an des Schönes Zimmetür», p. 62 Reed). Surtout, la no-
tation de Plutarque sur «les rêves de l’homme éveillé» qui saisissent
«les amants qui parlent à leurs amours comme s’ils étaient à leurs
côtés, les embrassent et les appellent par leur nom» («die ihre Gelieb-
ten, als wenn sie zugegen wäre, anreden, umarmen u. bei Namen nen-
nen», trad. Kaltwasser, qui est un peu éloignée du grec) correspond
très bien au type d’énonciation que Thomas Mann attribue à Aschen-
bach si souvent, entre parole et pensée, rêverie et réalité, notamment
dans les dernières phrases du chapitre IV, pour décrire l’aveu («Ich
liebe dich !») qui échappe à ses lèvres.
beaucoup d’autres notations ponctuelles sont reprises à Plu-
tarque par Thomas Mann, mais je voudrais seulement attirer l’atten-
tion sur l’un des longs passages qu’il recopie partiellement, la compa-
raison entre Éros et le Soleil (764 b – 765 C). En effet, de quel dieu
Aschenbach est-il rempli, dans son enthousiasme ? Du dieu Éros, bien
sûr, mais ce dieu est comparé au Soleil, et le chapitre IV commence
par une description du dieu Soleil qui écrase Venise et le Lido, une
description elle aussi… enthousiaste, excessivement enthousiaste et
31
non sans parodie du style néo-classique (à l’aide d’une notice d’un
31 Voir Thomas Mann, Mort à Venise, Traduction, préface et notes par Axel
Nesme et Edoardo Costadura, Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 14-17 sur ces
effets. Le mot «enthousiasme», qu’utilise Th. Mann dans un néologisme («der
Enthousiasmierte», p. 51 Reed) vient ici de Plutarque (758 E), que Th. Mann a
recopié dans sa notice de travail n°11, mais il faut noter aussi que Th. Mann a
60