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PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann


                           plein d’inspiration est dit inspiré, que ce qui est plein de sagesse est
                           dit sage, de même une telle agitation de l’âme est appelée enthou-
                           siasme, à cause de la participation et de l’association d’une puissance
                           de nature divine» (758 E et la suite). À partir de là, Thomas Mann
                           forge, non sans un effet d’ironie, un nouveau substantif définissant
                           Aschenbach amoureux et susceptible de jouer sur ce sens étymolo-
                           gique: «So dachte der Enthusiasmierte» (p. 51 Reed). Aschenbach est
                           habité par le dieu. Il note ensuite (Arbeitsnotiz 11) les développements
                           que Plutarque emprunte à la tradition des poèmes d’amour sur le ca-
                           ractère irrésistible de la folie amoureuse (759 b). Le fameux paraklau-
                           sithyron — que Thomas Mann n’appelle pas ainsi — se retrouve dans
                           sa nouvelle («an des Schönes Zimmetür», p. 62 Reed). Surtout, la no-
                           tation de Plutarque sur «les rêves de l’homme éveillé» qui saisissent
                           «les amants qui parlent à leurs amours comme s’ils étaient à leurs
                           côtés, les embrassent et les appellent par leur nom» («die ihre Gelieb-
                           ten, als wenn sie zugegen wäre, anreden, umarmen u. bei Namen nen-
                           nen», trad. Kaltwasser, qui est un peu éloignée du grec) correspond
                           très bien au type d’énonciation que Thomas Mann attribue à Aschen-
                           bach si souvent, entre parole et pensée, rêverie et réalité, notamment
                           dans les dernières phrases du chapitre IV, pour décrire l’aveu («Ich
                           liebe dich !») qui échappe à ses lèvres.
                                 beaucoup d’autres notations ponctuelles sont reprises à Plu-
                           tarque par Thomas Mann, mais je voudrais seulement attirer l’atten-
                           tion sur l’un des longs passages qu’il recopie partiellement, la compa-
                           raison entre Éros et le Soleil (764 b – 765 C). En effet, de quel dieu
                           Aschenbach est-il rempli, dans son enthousiasme ? Du dieu Éros, bien
                           sûr, mais ce dieu est comparé au Soleil, et le chapitre IV commence
                           par une description du dieu Soleil qui écrase Venise et le Lido, une
                           description elle aussi… enthousiaste, excessivement enthousiaste et
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                           non sans parodie du style néo-classique (à l’aide d’une notice d’un




                           31  Voir Thomas Mann, Mort à Venise, Traduction, préface et notes par Axel
                           Nesme et Edoardo Costadura, Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 14-17 sur ces
                           effets. Le mot «enthousiasme», qu’utilise Th. Mann dans un néologisme («der
                           Enthousiasmierte», p. 51 Reed) vient ici de Plutarque (758 E), que Th. Mann a
                           recopié dans sa notice de travail n°11, mais il faut noter aussi que Th. Mann a



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