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PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann


                           tation un peu plus vague de l’homme qui a dépassé récemment la cin-
                           quantaine. Il est veuf (p. 19 Reed), Thomas Mann mentionne sa fatigue
                           croissante (p. 12 Reed), la «dégénérescence biologique» (p. 16 Reed) qu’il
                           veut dissimuler (de a même façon, le «vieux pitre», l’«horrible vieillard»
                           rencontré sur le bateau qui conduit à Venise essaie vainement de cacher
                           sa vieillesse). Il a les cheveux gris (p. 40 et 43 Reed). Il est «un vieux»
                           (ein Ältlicher, p. 51 Reed), «le vieillissant» («der Alternde», p. 52 Reed).
                           L’âge que lui attribue Thomas Mann, aussi bien que l’amour secret et
                           coupable qui s’empare de lui, sont donc parfaitement cohérents avec la
                           lecture du chapitre de Schopenhauer où il a trouvé les citations de Xé-
                           nophon et de Plutarque: Aschenbach agit comme la nature, Aristote et
                           Plutarque (pour celui-ci, du moins dans la façon qu’a Schopenhauer de
                           le comprendre) le veulent pour un homme vieillissant, mais dans le
                           contexte moral et social de l’Allemagne du début du vingtième siècle.
                           Ehrhard bahr a observé que «l’homme de cinquante ans», qui se trouve
                           entre gloire et effondrement moral, est une sorte de topos de la littéra-
                           ture, notamment attesté chez Goethe (c’est le titre d’une des nouvelles
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                           centrales de Wilhem Meisters Wanderjahre oder Die Entsagenden) , mais il
                           me semble que le rapprochement avec Schopenhauer permet de préci-
                           ser le sens de ce topos ici.
                                 Ainsi Thomas Mann a lu Xénophon, mais par l’entremise de
                           Schopenhauer. Par son intermédiaire, semble-t-il, il imagine l’âge du
                           héros, cet élément central de la nouvelle, qui est tout à fait absent du
                           texte de Xénophon. Mais Thomas Mann a lu aussi Xénophon lui-
                           même (on n’a pas identifié à ma connaissance dans quelle traduction),
                           sans quoi il n’aurait pas pu introduire cette citation précise, que Scho-
                           penhauer ne fait pas. Et il en a modifié de façon très habile et complexe
                           la situation d’énonciation initiale, qui est elle-même complexe, comme
                           l’a déjà observé notamment Werner Deuse .
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                                 Le texte cité appartient au premier entretien des Mémorables.
                           Xénophon s’y met en scène, pour authentifier son rôle de témoin






                           25  E. bahr, Thomas Mann. Der Tod in Venedig, Erläuterungen und Dokumente,
                           Reclam, Stuttgart, 1991, p. 8.
                           26  Op. cit. p. 45.



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