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PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann



                           pensée de son personnage: «“Dir aber rat ich, Kritoboulos”, dachte er
                           lächelnd, “geh ein Jahr auf Reisen ! Denn soviel brauchst du mindens-
                           tens Zeit zur Genesung”» (p. 39 Reed). Immédiatement après, il re-
                           prend la narration à focalisation externe: «Und dann frühstückte er
                           große, vollreiße Erdbeeren, die er von einem Händler erstand». Que
                           vient faire ce Kritoboulos auquel pense Aschenbach et qui se super-
                           pose au jeune Jaschu dans sa pensée sans la moindre explication ?
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                                 Lorainne Gustafson a été la première critique, en 1946, à iden-
                           tifier et commenter ce qui est une citation des Mémorables de Xéno-
                           phon: les études suivantes lui rendent régulièrement cet hommage
                           mérité, mais sans examiner vraiment la thèse, très audacieuse, qu’elle
                           soutient en même temps. Selon elle, si, de prime abord, la citation sem-
                           ble destinée à peindre en Aschenbach un homme érudit, et peut-être
                           fier de son érudition, on doit aussi lire la nouvelle tout entière comme
                           un écho au passage des Mémorables de Xénophon où se trouve la cita-
                           tion (Mémorables I, 3, 8-15).
                                 Le passage peut être résumé ainsi. Xénophon rapporte un dia-
                           logue qu’il a eu avec Socrate. Socrate lui aurait posé une question sur-
                           prenante à propos d’un certain Kritoboulos, réputé homme sage et
                           prévoyant. Il est, dit Socrate, devenu soudainement insensé et risque-
                           tout. Xénophon lui demande ce qui justifie cette appréciation: «Que
                           l’as-tu vu faire (τί δὴ … ἰδὼν ποιοῦντα) pour le juger ainsi ?». C’est,
                           dit Socrate, parce qu’il a embrassé un jeune et beau garçon, un fils
                           d’Alcibiade. Xénophon répond alors que pour sa part, il n’hésiterait
                           guère à courir ce genre de risques. «Pauvre malheureux», rétorque So-
                           crate: «tu ne réfléchis pas que tu vas immédiatement être esclave au
                           lieu de libre, que tu vas te ruiner en dépenses pour des plaisirs nuisi-
                           bles, que tu n’auras plus le temps du tout de t’occuper de ce qui est
                           beau et bon, et que tu seras nécessairement occupé à des activités aux-
                           quelles même un fou ne se consacrerait pas ?». C’est que, continue So-
                           crate, le beau garçon est comme une bête sauvage, et son baiser comme
                           la morsure d’une tarentule qui infiltre son venin dans la peau. Socrate






                           9  L. Gustafson, Xenophon and Der Tod in Venedig, «The Germanic Review» 21,
                           1946, p. 209-214.



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