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PAUL DEMONT, Xénophon et Plutarque dans Der Tod in Venedig de Thomas Mann


                           Si le lecteur en est incapable et s’il comprend seulement de façon
                           vague ces allusions comme des renvois à l’antiquité, ce sont alors des
                           sortes d’énigmes, qui, même de façon énigmatique, donnent au per-
                           sonnage qui les emploie, voire à l’auteur lui-même quand elles in-
                                                                                       5
                           terviennent dans une description, une allure de poeta doctus , voire
                           de lettré un peu pédant. L’horizon d’attente est élargi à la partie du
                           lectorat qui peut même juger ridicule et vain ce pédantisme du «tard
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                           venu» (et il est à craindre que ce lectorat soit de plus en plus impor-
                           tant au fil du temps). Thomas Mann appartient en grande partie lui-
                           même à la seconde catégorie, lui qui ne connaît pas le grec ancien 7
                           et découvre (ou redécouvre) certains grands auteurs grecs entre 1900
                           et 1911, ainsi que les débats auxquels ils donnent lieu. La double ap-
                           préciation, positive et négative, que Thomas Mann porte lui-même
                           sur ses références à l’antiquité peut ainsi se retrouver, dans le cas du
                           lecteur, dans le mode d’énonciation, souvent fort énigmatique, qu’il
                           a choisi. Mais, comme l’a si bien dit Terence Reed, les citations an-
                           tiques qu’on trouve dans les notices de travail de Thomas Mann qu’il
                           a éditées «gehen an Detailliertheit and spürbarem Engagement weit
                           über das hinaus, was nötig gewesen wäre, um eine Aschenbach an-
                           gemessene klassische bildung zu erstellen, die von vornherein kri-
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                           tisch gesehen werden sollte» .

                           Je voudrais revenir d’abord sur l’une de ces citations, particulièrement
                           énigmatique et tout à fait isolée. Aschenbach, allongé confortablement
                           sur sa chaise longue, observe un baiser échangé, sur la plage du Lido,
                           entre Tadzio et son compagnon de jeu Jaschu et il est très tenté de le
                           menacer du doigt. Thomas Mann fait alors entrer le lecteur dans la





                           5  Expression souvent employée à propos d’Aschenbach, par exemple par W.
                           R. berger, Thomas Mann und die antike Literatur, in P. Pütz (Hrsg), Thomas
                           Mann und die Tradition, Athenäum, Frankfurt am Main, 1971, p. 50-100 («ein
                           poeta doctus, der seine Klassiker kennt», p. 63).
                           6  Sur ce thème nietzschéen et très à la mode en Allemagne au début du ving-
                           tième siècle, je me permets de renvoyer à mon étude de 2009 citée n. 2.
                           7  W. R. berger, op. cit., p. 55.
                           8  Op. cit. p. 159 (voir p. 158-166).



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